soufflesnuméro 3, troisième trimestre 1966abdellatif laâbi : mémoire-corpspeinture : mohammed ataâllahpp. 12-17Ce texte est extrait d'un "itinéraire" en préparation, intitulé "L'Oeil et la Nuit".1Plus tard, les livres m'ont appris.Mais ce n'était pas ainsi au fond de cette ruelle. Et pourquoi cette caresse se mue-t-elle toujours en une vision qui dépasse un simple geste. De tendresse peut-être. Comme les premières images d'atrocités après la déflagration d'Hiroshima. Chevelures éparses. Carbonisées. Une poche de fiel à la place du coeur.On débouchait toujours sur une courette. A droite le sanctuaire. Au fond des ateliers de tannage. L'odeur était perceptible de loin. On voyait des muletiers emprunter l'une des voûtes avec un chargement de peaux ruisselantes. Les heures ne pouvaient s'évaluer, se pressaient. L'odeur montait. Tournoyait. Faisait tournoyer les pyramides de tuiles, les blocs de pavés, la bouche d'égout. L'attraction gagnait les objets, la lumière.Les yeux patiemment suivent hommes et bêtes. Les paraboles de gouttelettes imprimées par les peaux sur le dallage.Vieilles gouttières. On les sent à peine au-dessous des pieds. Elles semblent remonter avec les images. Continuer à elles seules l'escalade de la nuit.Elle recevaient les premières gouttes de sang. Je serrais une main. J'en garde la moiteur. Le corps dont elle faisait partie a disparu pour toujours. Pourtant je relevais la tête, je regardais. Je parlais à quelqu'un. Un océan m'en sépare. L'a déduit. Je lui ai arraché la main. Je l'ai emportée avec moi. J'ai dormi des années. Il en est mort. Elle en est morte.Je suis incapable de réinventer ses doigts. Mais je veux surtout me débarrasser de sa main.La courette était silencieuse. Déserte. Une marelle était tracée sur le sol avec du charbon de bois. Les murs couverts d'inscriptions d'enfants. Glorification de l'équipe de football locale, divers attributs du passif, aucune allusion à la femme. Un autre royaume de gosses. J'y débouche. Encore une fois, je ne pourrais pas tout voir. Un obstacle me barre le passage. Je rentre la tête, à moitié. De cette façon, je ne peux voir que d'un oeil. Je n'ai pas de voix. Le reste du corps vagabonde.Ailleurs.Je cogne... Il cogne à un mur mitoyen qui donne sur un choc de ferraille, un cliquetis d'objets en fer blanc, une brûlure de désinfectant bleu sur le crâne.Une fontaine publique. La main soulève le piston. La nuque s'offre au ronron glacé de l'eau.En pleine féerie. Le ghoul Ammi Boubou, Aïcha Kandicha au détour de la voûte et les petits anges aux blanches ailes qui viendront apaiser les paupières.Je vole très bas. Je perds insensiblement de l'altitude. L'appréhension d'une chute, dans un endroit terrifiant. La ville s'éloigne.Un ogre a chaussé toutes les maisons. Il court maintenant pour les noyer dans l'étang où il a élu domicile. Le soleil le rattrapera. Il sera brûlé avant le réveil des habitants.Les cimetières défilent. Je compte les jujubiers. Je perds de l'altitude.Mais il n'y a plus que les cimetières et moi. L'arabesque intangible des témoins. Quelqu'un me parle. Cette fois-ci les paroles sont nettement audibles. Il me raconte sa vie. Il termine chaque épisode par un adage d'une grande sagesse. Il me serre la main. Reprend sa place dans une tombe.Je frôle maintenant les tombes. Mes pieds sont engourdis. Je voudrais me laisser aller totalement à cet engourdissement impérieux. Abdiquer tout mouvement. Freiner petit à petit le rythme de ma respiration. Lentement me glisser dans mon suaire.Et la nuit envahir mes yeux.2La courette alors se précise. Il attaque les formes. Les projections. S'en repaît.A droite, le sanctuaire. Au fond, des ateliers de tannage.J'attendais. Seul. Les deux femmes étaient entrées. J'entendais les youyous, le fracas des tambours, les collisions de choeurs effervescents en un rythme dément.Je regardais fixement l'obscurité à l'entrée d'un des ateliers detannage. Quelques rires vulgaires. La voix d'un homme. L'odeurdevenue matérielle. Comme un tourbillon de haute mer.Une petite fille est venue m'appeler. Je compris que les conciliabulesavaient abouti. J'étais admis à la Hadra.Elles avaient enlevé leurs voiles et gardé leur djellaba. Une ronde.Je m'attendais à un autre conte. Une belle légende où les enfants n'apparaissent qu'à la fin, nombreux, lorsque les deux amants,arrivant au bout de leurs peines, fêtent somptueusement leursnoces. La cour du sanctuaire devait ressembler à n'importe quellecour de maison. Mais la vasque centrale était tarie. Les mosaïquesdu parterre et des colonnes ternies, comme si les visiteuses s'enservaient pour leurs ablutions sèches.Il y avait probablement d'autres enfants et on nous avait parquésensemble derrière une grille à trois volets.Probablement les encensoirs. Les brûle-parfums.Pourtant, un corps traînait. Traîne nettement.L'attroupement empêche de voir. Un voile jaune lui cache le visage.Elle se tord. Par saccades. Un seul mot jaculatoire. Repris par lechoeur.Personne n'interviendra.Ce corps me fait mal. Au nombril. Le même nom scandé à tousles modes. Tout scande. Les colonnes comme des tambours. Lagrille du plafond. Gong affolé. La même femme se tord et scandeun nom. Cette fois je vois son visage. Une maison familière.Des visages familiers. Elle ouvre les yeux. Nous regarde. Elledit: pardonnez-moi, pardonnez-moi.Le nom la secoue de nouveau. Jusqu'à la première prière.Une interminable veillée.Plus tard, les livres m'ont appris.3On est venu me réveiller. Un matin de plomb. L'hiver avortait. On m'a fortement secoué. Je revenais d'une longue marche. Le front meurtri comme après des prosternations répétées. Je me surpris d'abord à bégayer tant la secousse fut brusque. Le visage de mon interlocuteur gardait une pesanteur de rêve. Ses lèvres articulaient de faibles jurons. Il bégayait lui aussi, réitérant ses formules d'hostilité.Ce n'était qu'une molle cadence. Le front élastique à la dimension d'un gigantesque écran.Je continuais à lire notre marche.Le pélerinage n'a pas eu lieu. La galopade qui se produisit à l'arrivée de cette première étape fut meurtrière. Les gardes du sanctuaire durent repousser la foule qui risquait d'endommager le tombeau. Les pélerins eurent à peine le temps de jeter sur les grilles les objets votifs qu'ils avaient dévotement préparés pour cette occasion.Le dinosaure animé de tentacules gesticulantes, criardes avait vainement chargé le sanctuaire. Il se replia dans un grondement de bête blessée à mort.Le visage se regroupa. Les jurons m'atteignirent. Je vis les yeux, les lèvres. L'ovale prognathe qui fulminait d'une colère imprécise. J'étais réveillé. Quelque part. Le sable m'entourait à perte de vue. Je me relevai. Détournai les yeux d'une flaque solidifiée. Quelques chacals jappaient derrière les dunes.Il m'avait rejoint. Je regardais son visage contracté de rides comme des varices. Ses dents, la férocité des incisives, l'éclat démoniaque d'une molaire recouverte d'or.Le pays bouge, dis-tu. Tu sais, rien ne va se passer. Moi j'ai arpenté toutes ces frontières. J'y ai vécu des années. C'est un promontoire d'où l'on peut observer les caravanes qui assurent le trafic dont vit toute la région. J'y ai vécu tout ce temps et personne n'est venu me demander son chemin.Un promontoire. Un carrefour de fantômes, oui. Le repaire du Ravisseur des fiancées.Mais je ne suis là que pour connaître. Rien de plus.4Ceci dit pour ridiculiser le silence.Tête d'enclave. Elle enfle. Montgolfière m'entamant à ras des plantes. Il m'écrit sur des tablettes. Je tourne le dos. A intervalles réguliers je reçois le choc.Et au fur et à mesure, il s'installe en moi. Nous ne saurons plus qui parle. Qui écrit.Tête d'enclave. Cerveau ruinitique vagissant la mort de notre histoire.Le sable s'agite alentour. Nous nous débattons, le coeur dans le coeur. Comme nos tempes croassantes. Comme une nichée de charognards. Nous traçons des cercles. Comme pour délimiter l'arène. Nous entretuer au sommet de la greffe.Les dunes réapparaissent. Plantation d'oreilles de canins incrustées de pierreries carnivores.Plus loin l'eau. Nous l'entendons sourdre aux racines d'un palmier condamné par la peste des caravaniers. Son faîte recueillant la foudre qui aurait pu décapiter l'oasis. La main court plus vite. Elle entaille les tablettes d'une écriture indéchiffrable.Ka Ka Ka. Le ricanement de l'autre éjaculé d'un gosier indifférent. Transes qui vont nous souder. Transes qui vont nous faire parcourir ces milliers de kilomètres de frontières.Une voix dans l'insolation. Des steppes mordues d'arachides. L'aspérité ressac. D'amulettes enfiévrées.La caravane passe à mille milles de distance. La croupe des dromadaires trace des créneaux sur la citadelle de mémoire.Le sang remonte d'une source dont tous les caravaniers ont perdu le nom. Les privilégiés qui en gardent la première lettre se sont exilés. Ils refusent même aux humbles la révélation de ce premier jalon.La flûte se cherche. Accentue ce sentiment de désert criblé de chants.Viendront les joueurs de crotales. Les affreuses trompes pour lutter contre l'aphasie. Ils souffleront dans les bols d'eau que nous leur tendrons. Nous boirons pieusement cette eau nouvelle. Pour un temps nous croirons au miracle des piétés.Mais le désert, lui, se répercute au-delà de nos volontés.Tourbe de géhenne. Il nous couronnera de phalanges de cactus. Plus de mirage. Lune poignardée fuyant. Perdant le sang noir des insomnies séculaires. Des hommes vont sortir pour jeter leurs rêves dans les poubelles communes où se baignent les nouveaux nés. Précipices pour les condamnés qu'on aura oublié de châtrer. Les enfants ne formeront plus de ronde pour danser à la régénération, à la quête de la pluie, à la délivrance de la nouvelle accouchée. Il n'y a plus de draps blancs, plus de robes vertes. Les cierges ne suffisent pas.A mille milles la caravane s'engage dans les pistes oubliées, faussées par le sirocco, allié traditionnel des oublis. La caravane aura-t-elle raison du complot des sables ?Mémoires décapitées. Et pourtant seules présentes. Jamais nous n'en étions plus sûrs. Dans ce désert, ultime salve de clarté.A mille milles la caravane harcèle l'impossible et déjà les vautours en veilleuse accourent pour le butin. Malgré la défaite ils se sont habitués au partage des butins faciles. La part du lion devenu vieux rusé, mais dont les serres restent intactes.A mille milles la caravane réinvente l'odyssée des temps. Traverses cancéreuses sur passé et futur.Respirer.Embarqués les uns les autres dans ce magma réservé aux parias. Nous ne sommes pas des parias. Les scribes seuls nous accusent d'irrégularité.Nous n'irons pas nous lamenter sur notre perte. Quelque chose nous en empêche. Une certitude.Voilà que des clowns accourent. Ils n'ont pas la face farineuse. Ils ne sont pas maquillés comme des pantins. Ils n'ont pas le derrière bourré avec du kapok. Ils voudront certainement rattraper la caravane avant l'enclume du soleil. Ils ne pourraient pas la traverser tout seuls. Ils courent, éparpillant le lest des civilisations. Cithares. Dindons. Outils. Bouquins.Mais voilà qu'ils miment, dans leur course, les grands rôles de la débauche. Les duos de la lyricité. Les-je-t'encule-platoniquement. Les-raisonne-sinon-je-te-coupe-la-gorge. Les- je-pense-je-suis-dieu.Souffrance. Tristesse en dragées. Emotion pygmalienne.Nus de marbre auxquels on voudrait écarter les cuisses.Puis se ressaisissant. Les clowns font un cercle en courant. Un conteur s'improvise. Mythes fulgurants. Passent les chiens. Les avortons. Les anthropophages, angelots blancs juchés sur les épaules. Les fibules de crâniennes tintant aux chevilles.Passent les nègres-sarbacanes. Les jaunes mangeurs de fesses de cadavres à la recherche du sel. Passent les gourous, les sorciers, les griots répercutant l'amarg.Mimé. Gestes au futur.A mille milles la caravane écarquille les yeux des montures et c'est comme si le sable, brusquement, devenait inhospitalier.L'enclume tirée à quatre tisons rince sa fureur. Il lui pousse une verge qu'elle ne cache plus. Arrière doléances. Ne passeront que ceux qui auront l'énergie de la riposte.Se fera la sélection. Nu passera chaque dépositaire. L'on ne pourra plus cacher ce qui dénonce. Ce qui sépare.Courent les clowns pour rejoindre la caravane. A mille milles les montures désarçonnent les cavaliers. En rut, les bêtes passent. Notre corps indéfectible. Les sables ajustent nos mains.5Tête d'enclave. Corps séparé. V'là que ça démange ma curiosité ces tablettes bizarres. Encore une de ces langues mortes qu'un scribe fossile restitue sous le coup de l'illumination. Et moi pas foutu de mettre le nez dans le bréviaire d'Atlantide.Reconnu cependant terrifiant à cause de mes dents, de la poignée de mes mots. Une cavale de Hilaliens ayant la haine de la rosace et de l'arabesque. Bénéficiant de tous les contresens, mais lucide.A mille milles la caravane aux prises avec l'enclume. Les clowns hélant les arrière-gardes. La distance creusée entre nous. Jonchée de masques, tessons d'artillerie, angulaires d'échafaudages.Bientôt sortiront les canins. Un royaume sera délimité. Des nombres viendront grossir les nombres. Les sirènes cracheront la fin.Tête d'enclave.Atlas soulevant la race.Page suivantesouffles: sommaire dutroisième trimestre 1966 ousommairegénéralSommaire deClicNet octobre 1997cnetter1@swarthmore.eduspear@lehman.cuny.edu
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